LE CONTROLE DU JUGE SUR LE POUVOIR DISCRETIONNAIRE
INTRODUCTION
L’idée selon laquelle l’administration disposerait d’un pouvoir d’appréciation autonome, appelé pouvoir discrétionnaire, est l’un des piliers les plus délicats du droit administratif. "Il y a pouvoir discrétionnaire lorsque les textes laissent à l'autorité administrative un large pouvoir d'appréciation, la possibilité d'agir dans un sens ou dans l'autre, de prendre ou de ne pas prendre la décision", souligne le Professeur Jean WALINE, dans (Précis Dalloz - Droit administratif, 26e éd., Dalloz, 2016, p. 201).
L’expression "Pouvoir discrétionnaire" elle-même semble presque contradictoire dans un État de droit, puisque l’on admet qu’un organe agissant au nom de l’intérêt général puisse, dans certaines hypothèses, décider librement, sans qu’une norme n’impose une seule solution juridique possible. Mais cette liberté n’est pas un blanc-seing. Le juge administratif, garant de la légalité des actes administratifs, est nécessairement appelé à exercer un contrôle sur l’usage de ce pouvoir.
Cependant, ce contrôle ne saurait être absolu : il doit respecter une marge de manœuvre laissée à l’administration, considérée comme la mieux placée pour apprécier l’opportunité d’une décision dans un contexte donné. Le juge se trouve donc dans une position d’équilibriste, entre le respect de la compétence décisionnelle de l'administration et l'exigence de contrôle de la légalité de ses actes.
En droit administratif, le pouvoir discrétionnaire se distingue de la compétence liée en ce qu’il permet à l’administration, dans certaines hypothèses, de choisir librement parmi plusieurs décisions légales. Il ne s’agit pas d’un pouvoir arbitraire, mais d’une faculté d’appréciation encadrée par l’intérêt général et les normes juridiques. Toutefois, dans un État de droit, aucun pouvoir, même discrétionnaire, ne peut s’exercer en dehors de tout contrôle juridictionnel.
Dès lors, la question se pose de manière classique mais essentielle : jusqu’où le juge peut-il contrôler un pouvoir discrétionnaire sans le vider de sa substance ?
À travers la jurisprudence, la doctrine et l’évolution du droit public, il apparaît que le pouvoir discrétionnaire n’échappe pas au contrôle juridictionnel, mais que ce contrôle revêt une forme particulière, adaptée à la nature même de ce pouvoir.
Il conviendra ainsi de montrer que si le pouvoir discrétionnaire constitue un instrument fonctionnel de l’action administrative (I), il demeure soumis à un contrôle juridictionnel spécifique, fondé sur des logiques d’intensité variable (II).
I. UN POUVOIR RECONNU, FONCTIONNEL ET NECESSAIRE A L'ACTION PUBLIQUE
A. La reconnaissance du pouvoir discrétionnaire par le droit administratif
Le pouvoir discrétionnaire constitue, en droit administratif, une faculté conférée à l’administration de choisir entre plusieurs décisions juridiquement possibles, dans le cadre d’une norme qui n’impose pas une solution unique. À l’inverse de la compétence liée, où l’administration doit agir d’une manière déterminée lorsque les conditions de la loi sont remplies, le pouvoir discrétionnaire laisse une marge d’appréciation à l’autorité administrative. Cette liberté peut porter sur l’opportunité d’édicter une décision (décider ou non d’accorder un agrément, prononcer ou non une sanction, etc.), mais également sur son contenu.
le pouvoir discrétionnaire est une souplesse juridique offerte à l’administration, en ce qu’il permet d’adapter la norme à des situations concrètes diverses. Il répond donc à une exigence de réalisme administratif, en permettant à l’autorité compétente de tenir compte de la spécificité des cas qu’elle rencontre. Ce pouvoir est particulièrement présent en matière de police administrative, d’attribution de subventions, de recrutement dans la fonction publique, ou encore dans le cadre des sanctions disciplinaires.
La jurisprudence administrative reconnaît de longue date l’existence de ce pouvoir. Dans l’arrêt CE, 26 septembre 1984, Lujambio Galdeano, le Conseil d’État affirme qu’il ne peut censurer l’administration dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire qu’en cas d’erreur manifeste d’appréciation (EMA). Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir absolu ou arbitraire, mais bien d’un pouvoir juridiquement encadré.
B. Une nécessité fonctionnelle, mais non dénuée de risque juridique
La reconnaissance du pouvoir discrétionnaire ne relève pas d’une logique de déréglementation : elle traduit une nécessité pratique dans la mise en œuvre des politiques publiques. Le juge reconnaît que l’administration est souvent la mieux placée pour apprécier l’opportunité d’une mesure dans un contexte donné. Par exemple, l’octroi ou non d’un titre de séjour à un étranger, ou la nomination d’un fonctionnaire à un certain poste, requièrent une appréciation des circonstances particulières, difficilement réductible à une norme rigide.
Pour autant, cette souplesse fonctionnelle comporte un risque de dérive. Cette dérive appelle donc à un contrôle minimum du juge comme le soulignait Jean WALINE, « Si large que soit le pouvoir discrétionnaire de l'administration dans un acte, l'exactitude matérielle des motifs, lorsque l'administration les a fait connaître, relève donc toujours du contrôle du juge ». (Précis Dalloz - Droit administratif, 26e éd., Dalloz, 2016, p. 304). C’est donc précisément ce potentiel de dérive qui justifie l’intervention du juge, non pas pour substituer son appréciation à celle de l’administration, mais pour vérifier que les limites du pouvoir n’ont pas été dépassées.
En effet, même dans un cadre discrétionnaire, l’administration demeure tenue au respect des principes généraux du droit : égalité, impartialité, proportionnalité, continuité du service public. L’usage du pouvoir discrétionnaire ne peut légitimer une atteinte injustifiée aux droits et libertés des administrés. Le juge administratif intervient ainsi en gardien de l’équilibre, non pour gouverner à la place de l’administration, mais pour assurer que la liberté d’appréciation demeure compatible avec les exigences de la légalité.
II. UN CONTROLE JURIDICTIONNEL SPECIFIQUE, FONDE SUR DES CRITERES GRADUES ET EVOLUTIFS
A. L’encadrement du pouvoir discrétionnaire par un contrôle limité : l’erreur manifeste d’appréciation
Si le juge administratif reconnaît à l’administration une certaine latitude dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, cette liberté n’est jamais absolue. Il exerce un contrôle qui, historiquement, a d’abord été restreint à la seule erreur manifeste d’appréciation (EMA). Ce type de contrôle consiste à censurer une décision administrative uniquement lorsqu’elle apparaît manifestement inappropriée à la situation en cause.
Dans l’arrêt fondateur CE Sect. 15 févr. 1961,Lagrange, le Conseil d’État admet qu’il ne lui appartient pas de se substituer à l’administration, mais qu’il peut annuler une décision entachée d’une erreur manifeste, « si grossière qu’elle en devient illégale ». C’est une forme de contrôle minimal, respectueux de la marge de manœuvre laissée à l’autorité administrative. En fait, le juge administratif, par la notion d’erreur manifeste, s’assure que l’administration n’a pas gravement abusé de la liberté que la loi lui reconnaît. Ce contrôle permet donc d’identifier les excès les plus flagrants, tout en maintenant l’intégrité du pouvoir discrétionnaire.
Cette logique s’explique aussi par la nature des décisions concernées : celles qui supposent une appréciation subjective ou politique, notamment en matière de sécurité publique, de recrutement, ou de discipline. Par exemple, dans l'arrêt CE, 28 février 1986, n° 41550, le Conseil d'État a jugé que l'administration dispose d'un large pouvoir d'appréciation pour refuser un visa, et que ce refus n'est pas soumis à l'obligation de motivation expresse instituée par la loi du 11 juillet 1979 en France.
Ce contrôle restreint joue donc un rôle de garantie minimale, mais il ne suffit plus dans les domaines où les droits fondamentaux sont en jeu.
B. Vers un contrôle renforcé : l’évolution vers un contrôle normal et la logique de proportionnalité
Au fil des décennies, le Conseil d’État a élargi son contrôle, abandonnant parfois l’exclusivité de l'erreur manifeste d'appréciation "l’EMA" au profit d’un contrôle normal, voire d’un contrôle de proportionnalité. Ce glissement s’explique notamment par la montée en puissance des droits fondamentaux et l’influence croissante du droit européen.
La première évolution majeure apparaît dans l’arrêt CE, Ass., 9 juin 1978, Lebon, qui a longtemps posé que la sanction infligée à un agent public n’était contrôlée que pour erreur manifeste. Mais cette jurisprudence a été assouplie dans l’arrêt CE, Sect., 13 novembre 2013, Dahan, où le juge accepte d’exercer un contrôle normal sur la proportionnalité de la sanction au regard des faits reprochés. Il s’agit d’une rupture notable : la gravité de la faute et la sévérité de la sanction doivent désormais être cohérentes.
Cette inflexion a été saluée par la doctrine, où certains auteurs soulignent que le juge administratif a cessé d’opposer une déférence systématique à l’administration dès lors que des libertés ou des droits sont en cause. La logique de proportionnalité, de plus en plus présente, s’impose notamment sous l’impulsion du droit de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans des domaines comme le droit des étrangers, la liberté d’expression ou le droit au respect de la vie privée, le juge ne peut plus se contenter d’un simple contrôle d’évidence.
C’est ainsi que, dans l’arrêt CE, Ass., 19 avril 1991, Belgacem, le Conseil d’État exerce un contrôle entier sur la mesure d’expulsion d’un étranger, en la confrontant à l’article 8 de la CEDH. Il vérifie que la mesure est nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi. Ainsi, le juge administratif module l’intensité de son contrôle selon la nature de la décision, la matière concernée, et surtout l’impact sur les droits fondamentaux. Il passe alors d’un juge de la légalité formelle à un juge de l’équilibre, ce qui redéfinit profondément les contours du pouvoir discrétionnaire.
CONCLUSION
En grosso modo, le pouvoir discrétionnaire, loin d’être un blanc-seing donné à l’administration, s’inscrit dans une logique de souplesse juridique encadrée par le droit. En effet, il s’agit d’une souplesse juridique offerte à l’administration, en ce qu’il permet d’adapter la norme à des situations concrètes diverses. Néanmoins, cette souplesse ne saurait échapper à tout contrôle, au risque de dégénérer en arbitraire.
C’est justement dans ce cadre que le rôle du juge administratif trouve toute sa légitimité : assurer que la liberté d’appréciation de l’administration reste dans les bornes du droit. Si historiquement, le juge a longtemps refusé d’empiéter sur le domaine réservé du pouvoir discrétionnaire, la jurisprudence contemporaine démontre une progression claire vers un contrôle plus exigeant, notamment par le biais du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, puis, plus récemment, du contrôle de proportionnalité.
Cette évolution est notamment illustrée par des décisions phares comme CE, sect., 28 mai 1971, Ville Nouvelle-Est (théorie du bilan coûts-avantages) ou encore CE, Ass., 19 avril 1991, Belgacem (cité plus haut), qui ont marqué une inflexion en matière de contrôle des atteintes aux droits fondamentaux. À travers elles, le juge montre qu’il n’est plus uniquement gardien de la légalité formelle, mais aussi garant d’un équilibre raisonnable entre intérêt général et droits individuels.
En définitive, si le juge ne peut ni ne doit se substituer à l’administration, son rôle de censeur juridique reste essentiel pour éviter que le pouvoir discrétionnaire ne devienne un écran d’impunité. À l’heure des transformations de l’action publique – digitalisation, recours à l’intelligence artificielle, multiplication des normes souples (soft law) – le défi sera de maintenir un contrôle efficace, adapté aux nouvelles formes de décision administrative, sans sacrifier ni la sécurité juridique des administrés, ni l’efficacité de la gestion publique.
J’apprécie cet article, c’est véritablement un sens de la logique en matière du pouvoir discrétionnaire
RépondreSupprimerEffectivement. J'ai voulu adopter une méthode pédagogique afin d'apporter un éclaircissement concis et précis. Et le plan est bipartite (mis à part le péché mignon de la conclusion :). Merci de votre commentaire.
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