LA LIBERTE CONTRACTUELLE : JUSQU'OU VA-T-ELLE VRAIMENT ?
INTRODUCTION
La liberté contractuelle, consacrée par l'article 1102 du Code civil français, constitue l'un des piliers fondamentaux du droit des obligations. Elle confère aux parties la faculté de choisir librement de s'engager, de sélectionner leur cocontractant, et de déterminer le contenu de leurs engagements. Ce principe, en apparence simple, s'inscrit dans une dynamique complexe mêlant autonomie des volontés et intervention étatique.
Dans un contexte juridique en constante mutation, la liberté contractuelle doit s’adapter à des défis contemporains tout en préservant son essence originelle.
Cet article vise à analyser la notion de liberté contractuelle à travers ses fondements doctrinaux et son évolution jurisprudentielle.
Nous exposerons donc les fondement de la liberté contractuelle, ses limites, mais surtout ses évolutions contemporaines et jurisprudentielles.
I - LES FONDEMENTS THEORIQUES ET JURIDIQUES DE LALIBERTE CONTRACTUELLE
1. L’autonomie de la volonté, pilier doctrinal
Historiquement, la liberté contractuelle est intimement liée à la théorie de l’autonomie de la volonté développée par les civilistes classiques. Selon l’analyse classique, l’idéologie du contrat repose sur la doctrine de l’autonomie de la volonté.
Jean Domat et Robert-Joseph Pothier, par exemple, ont promu l’idée que les individus, rationnels et maîtres de leurs intérêts, sont les mieux placés pour régir leurs relations juridiques. Cette théorie repose sur le postulat selon lequel le contrat constitue une extension de la liberté individuelle. Le philosophe Emmanuel Kant, quant à lui, dans son approche morale, considérait également le respect des engagements librement consentis comme un impératif éthique fondamental.
On a donc l’idée selon laquelle si un homme est libre, il ne sera soumis qu’aux obligations auxquelles il a voulu se soumettre.
A partir de ces postulats vont découler différents principes :
- En premier lieu, on retrouve le principe de la liberté contractuelle selon lequel chacun est libre de contracter ou non. Ce principe signifie également que chacun peut choisir son contractant ainsi que le contenu de son contrat.
- Vient ensuite le principe du consensualisme qui énonce que le contrat ne consiste qu’en l’échange des consentements.
- De plus, on trouve le principe de la force obligatoire du contrat, énoncé à l’article 1134 du Code civil, selon lequel une fois que les parties ont contracté, elles sont obligées de respecter leur engagement. On ne peut se délier d’un engagement que par un consentement mutuel, tel qu’en dispose l’article 1134 alinéa 2. Selon ce principe, la volonté pourrait donc être plus forte que la loi.
- Enfin, il y a le principe de l’effet relatif du contrat, présenté à l’article 1165 du Code civil, qui précise que les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes. Le contrat ne peut avoir d’effet qu’entre les parties qui y ont consenti.
2. Une consécration textuelle et jurisprudentielle
a- Une consécration textuelle
La réforme du droit des obligations opérée par l'ordonnance du 10 février 2016, entrée en vigueur le 1er octobre 2016, a réaffirmé le principe de liberté contractuelle.
L’article 1102 du Code civil dispose : « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi. »
Ce texte reconnaît clairement la liberté contractuelle tout en rappelant qu'elle est encadrée par des règles d’ordre public. Ainsi, le droit moderne cherche à concilier la liberté contractuelle avec des impératifs de protection et de justice sociale. l'ordre public devient alors l'un des obstacles majeurs, pour ne pas dire une sorte de trou noir pour la liberté contractuelle.
Pourquoi un trou noir ? Parce que les doctrinaires eux-mêmes ont du mal à s'entendre clairement sur la notion de l'ordre public. Ne leur en voulons pas. Car même le législateur n'utilise que des propos vagues pour désigner l'ordre public.
Lorsqu'on prend l'article 6 du Code civil, qui dispose qu' « on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs », à aucun moment le législateur ne définit la notion de l'ordre public. il se contente d'évoquer ces deux notions. Ce qui, en revanche, laisse un champ libre à la jurisprudence et à la doctrine de pouvoir définir cette notion afin d'enlever toute ambiguïté.
L'ordre public et les bonnes mœurs sont des notions intrinsèquement vagues et subjectives. Elles dépendent des valeurs morales, sociales et politiques d'une société à un moment donné. En effet, la notion d'ordre public peut différer d'un Etat à un autre. Il est de même pour les bonnes mœurs. L'ordre public en France peut avoir une notion différente de l'ordre public en Suisse, en Grande-Britannique ou en Côte d'ivoire.
b- Une consécration jurisprudentielle
Sur le plan jurisprudentiel, les arrêts de principe, tels que Chronopost (Cass. com., 22 octobre 1996), que le professeur Denis Mazeaud appela « la saga Chronopost », illustrent la reconnaissance de ce principe tout en posant ses limites.
Pour lire le résumé de l'arrêt, cliquez ici.
Par ailleurs, l'arrêt Liberté d’association (CC, décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971) est souvent invoqué comme fondement constitutionnel indirect, car il garantit les libertés fondamentales, y compris celles relatives aux engagements contractuels.
II - LES LIMITATIONS TRADITIONNELLES DE LA LIBERTE CONTRACTUELLE
1. Les principes de l’ordre public et des bonnes mœurs
La première limite réside dans l’interdiction de déroger aux lois impératives touchant à l’ordre public. Par exemple, les contrats ayant pour objet une activité illégale, tels que le trafic de stupéfiants ou la corruption, sont frappés de nullité absolue (article 6 du Code civil).
L’arrêt de la Cour de cassation, 1ᵉʳ civ., 29 octobre 2014 illustre l’importance de ces principes en invalidant des clauses portant atteinte à l'ordre public et aux bonnes mœurs.
2. La protection des parties faibles : droit de la consommation et du travail
La notion d’équilibre contractuel est au cœur de nombreuses réformes modernes. Le droit de la consommation (notamment avec les dispositions de la directive 93/13/CEE sur les clauses abusives) impose des restrictions pour éviter que des professionnels exploitent leur position dominante. L'arrêt Pereira (CJCE, 27 juin 2000, C-240/98) est emblématique dans ce domaine.
Dans le domaine du droit du travail, les clauses de non-concurrence excessives ont été sanctionnées, comme dans Arrêt La Mondiale (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135).
3. Les contraintes formelles et réglementaires
Certains contrats, tels que les ventes immobilières, doivent être formalisés par écrit pour assurer une sécurité juridique accrue (article 1589-2 du Code civil).
III - LES EVOLUTIONS CONTENPORAINES : NOUVEAUX DEFIS DE LA LIBERTE CONTRACTUELLE
1. La digitalisation et les contrats d’adhésion
Avec l’essor des plateformes numériques, les contrats d’adhésion, largement prérédigés, remettent en question la véritable autonomie des parties. La jurisprudence récente, telle que l'arrêt Uber (Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316), souligne les déséquilibres structurels que ces pratiques peuvent engendrer.
En effet, dans cet arrêt, M. F…, chauffeurs VTC inscrit comme indépendant, a travaillé via la plateforme Uber à partir de 2016. Son compte a été désactivé en avril 2017, et il a saisi les prud’hommes pour faire requalifier sa relation contractuelle en contrat de travail. La Cour a validé la requalification du chauffeur Uber en salarié car, malgré une liberté apparente, la plateforme exerçait un vrai pouvoir d’organisation, de direction et de sanction, caractéristique d’un emploi salarié.
Les smart contracts, eux, exécutés automatiquement via la blockchain, représentent un autre défi. Si leur immuabilité assure la sécurité des transactions, elle limite la flexibilité, notamment en cas d’imprévision. Les smart contracts (ou contrats intelligents) sont des programmes informatiques qui exécutent automatiquement les termes d’un contrat dès que certaines conditions sont réunies. Ils fonctionnent généralement sur une blockchain (comme Ethereum), ce qui les rend inviolables, transparents et autonomes.
Imaginons un contrat de location de voiture codé sous forme de smart contract :
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Si le locataire paie le montant requis, alors :
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La voiture est automatiquement déverrouillée via une commande électronique.
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Le contrat est horodaté et inscrit dans la blockchain.
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Si aucun paiement n’est reçu, alors le contrat n’est pas activé.
2. Les enjeux environnementaux et sociaux
Le droit des affaires impose désormais des clauses environnementales dans certains contrats, à l’instar des obligations liées à la loi Pacte (2019). Ces évolutions traduisent une volonté de responsabiliser les parties contractantes face aux enjeux globaux.
La Loi Pacte a modifié l’article 1833 du Code civil :
« La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Pour plus de détails, lire l'article suivant du Professeur Muriel FABRE-MAGNA :
loidici.biz+13revuedlf.com+13reddit.com+13.
Cela place les clauses environnementales au cœur de la raison d’être sociale de l’entreprise, ouvrant la voie à une exigence de responsabilité contractuelle dans les relations d’affaires. Bien que la Cour de cassation ne se soit pas encore saisie d’un litige directement fondé sur cette obligation environnementale, la chambre commerciale a déjà sanctionné l’absence d’exécution de clauses contractuelles plus classiques (ex. obligations de bonne foi, détermination des prix…) .
D’un point de vue doctrinal, un courant croissant souligne que l’intégration de clauses environnementales est aujourd’hui impérative dans les contrats commerciaux, notamment en matière de responsabilité sociale et environnementale (RSE) .
Un arrêt très instructif, même s’il ne relève pas directement de la loi Pacte, est celui rendu par la Cour d'appel de Paris le 17 juin 2025. Il a appliqué pour la première fois le devoir de vigilance aux contrats liant une société, en sanctionnant l’absence de clause de conformité concrétisant les engagements environnementaux requis.
En effet, la Cour d’appel, dans sa décision du 17 juin 2025 (Cour d’appel de Paris, chambre 5–12, RG n° 24/05193), a confirmé que le plan de vigilance de La Poste était non conforme aux exigences légales puisqu’il n’identifiait pas sérieusement les risques, ni n’établissait les liens nécessaires entre la cartographie, les évaluations, les alertes syndicales et le suivi opérationnel. Elle l’a enjointe à remédier à ces insuffisances.
3. Une contractualisation encadrée au niveau international
Les contrats internationaux, régis par des conventions telles que la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises (CISG), tendent à uniformiser les règles tout en respectant les particularités locales.
En effet, les contrats internationaux de vente de marchandises sont souvent soumis à des règles complexes, issues de systèmes juridiques différents. Pour atténuer cette insécurité juridique, la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises (CVIM ou CISG), signée à Vienne en 1980, propose une uniformisation partielle du droit applicable à ces contrats.
Bien que la CISG cherche à unifier le droit des contrats, elle laisse une marge aux droits nationaux sur certaines questions :
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responsabilité délictuelle,
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nullité du contrat pour vice du consentement (fraude, dol, violence),
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prescription extinctive (sauf convention spécifique).
Conclusion : un principe en constante réinvention
La liberté contractuelle demeure un principe fondamental, garantissant l’autonomie des parties tout en s’adaptant aux défis contemporains. Les mutations économiques, technologiques et environnementales appellent à un encadrement renforcé sans toutefois compromettre la créativité et l’innovation contractuelles.
En définitive, la liberté contractuelle est à la fois un moteur du développement économique, par la confiance qu’elle instaure, et une limite, car le droit doit protéger les parties les plus faibles et garantir l’équilibre social.
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